
Kawanabe Kyōsai — The Satirical Genius of Japanese Printmaking
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Peintre de génie, maître de l’encre vive, esprit moqueur et hanté : Kawanabe Kyōsai (1831–1889) est l’un des artistes les plus libres et les plus exubérants de l’histoire du Japon. À la croisée de l’art classique et du dessin de presse, il a laissé une œuvre peuplée de grenouilles érudites, de démons rieurs, de fonctionnaires ridicules et de moines enivrés.
Chez lui, tout bouge, tout grimace, tout pense : les animaux, les fantômes, les objets. À travers ses pinceaux, c’est tout un monde qui s’agite, grotesque et profond.
1. Grenouilles et animaux fantaisistes
Kyōsai adorait dessiner des animaux. Pas pour leur beauté ni pour leur anatomie exacte, mais pour ce qu’ils permettent de dire sur les humains. Ses grenouilles, en particulier, sont devenues célèbres. Il en fait des maîtres zen, des samouraïs en armes, des généraux de pacotille ou des disciples apeurés.
Une grenouille qui donne un cours magistral à des têtards alignés ? Une autre qui fait la guerre à coups de feuilles ? Chez Kyōsai, l’absurde n’est jamais loin de la satire.
On trouve aussi des corbeaux bavards, des poissons volants, des chats lubriques, des singes ironiques. Dans ce bestiaire en désordre, l’animal devient acteur d’un théâtre d’ombres comique et mordant, reflet d’un monde où les hiérarchies s’inversent.
2. Tengu, yōkai et esprits déformés
Fasciné par le surnaturel, Kyōsai s’inspire largement du folklore japonais. Ses œuvres fourmillent de yōkai — ces créatures étranges qui peuplent les récits populaires. Il dessine des tengu (êtres mi-homme mi-oiseau à long nez), des oni (démons aux cornes acérées), des squelettes géants, des renards métamorphes ou des moines fantomatiques.
Mais ses monstres ne sont jamais seulement effrayants : ils dansent, rient, prient ou boivent, pris dans une sarabande joyeuse. Loin du registre de l’horreur, Kyōsai choisit le grotesque et la parodie.
Ses esprits sont vivants, presque sympathiques. On dirait des caricatures d’hommes déguisés en monstres, ou l’inverse.
Son trait libre, nerveux, donne à ces créatures une présence immédiate. Il s’inscrit dans la tradition des maîtres du bizarre comme Toriyama Sekien ou Hokusai, tout en imposant sa propre signature — exubérante et rieuse.
Kyōsai’s Pictures of One Hundred Demons : visions grotesques et théâtre du surnaturel
Dans Pictures of One Hundred Demons (Kyōsai Hyakki Gadan, ca. 1890), Kawanabe Kyōsai ne se contente pas de prolonger une tradition ancienne : il la dynamite de l’intérieur. Depuis l’époque de Heian (794–1185), la figure des cent démons (Hyakki Yagyō, ou "la parade nocturne des cent démons") constitue un thème central dans l’imaginaire japonais. Ce cortège infernal de yōkai et d’oni déferlant à la tombée de la nuit est mentionné dès les récits du *Konjaku Monogatari-shū*, et codifié graphiquement au fil des siècles, notamment par Toriyama Sekien au XVIIIe siècle, qui en proposa une iconographie quasi encyclopédique. À l’origine, ce thème véhicule à la fois la peur des esprits malveillants et l’idée d’un chaos surnaturel menaçant l’ordre établi.
Kyōsai hérite de cette tradition, mais en modifie profondément l’esprit. Plutôt que d’ordonner ou de classer les démons, il les lâche dans une fresque débridée, d’un humour noir corrosif. Ses démons rient, boivent, se battent, se moquent — non seulement des humains, mais de l’époque elle-même. Dans un Japon Meiji en pleine occidentalisation forcée, Kyōsai utilise le folklore pour produire une satire vivante, presque carnavalesque, de la société de son temps. Les frontières entre humains et monstres s’y brouillent, jusqu’à suggérer que les véritables yōkai ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
3. La satire comme art de vivre
Kyōsai fut un observateur redoutable de son temps. Il vécut la fin du shogunat Tokugawa et les débuts de l’ère Meiji, un Japon tiraillé entre traditions féodales et modernisation accélérée. Cette période de bouleversements offre à Kyōsai un terrain fertile pour l’ironie et la critique.
Il se moque des fonctionnaires compassés, des lettrés prétentieux, des moines corrompus, des militaires pompeux… et même des artistes à la mode.
Dans certaines estampes, on devine des figures contemporaines dissimulées sous des masques animaux ou grotesques.
Sa plume acerbe lui vaudra d’ailleurs plusieurs arrestations pour "outrage aux mœurs" ou "critique des autorités". Mais Kyōsai ne cède rien : pour lui, le dessin est un espace de liberté absolue.
4. L’encre comme théâtre
Au-delà du thème, c’est la gestuelle du dessin qui impressionne chez Kyōsai. Il pratique un art spontané, fulgurant, nourri de calligraphie chinoise et de peinture zen. Lors de ses célèbres séances de peinture ivre, il réalise en public des rouleaux peuplés de démons, d’animaux fous ou de scènes de bataille, en quelques minutes seulement.
Le pinceau fuse, le trait claque, le papier s’embrase d’encre noire ou rouge.
Cette rapidité n’exclut ni la maîtrise ni la poésie : les compositions restent dynamiques, équilibrées, pleines de mouvement. Kyōsai fait du papier une scène de théâtre, où les figures surgissent comme des masques de kabuki, expressifs et fugaces.
5. Un artiste redécouvert en Occident
Grâce à l’architecte britannique Josiah Conder, installé au Japon à la fin du XIXe siècle, Kyōsai est l’un des premiers artistes japonais à être reconnus en Europe. Conder, son élève et ami, publie en 1911 Paintings and Studies by Kawanabe Kyōsai, qui fait connaître ses œuvres à Londres, Paris ou Berlin.
Aujourd’hui, ses dessins et peintures sont conservés dans les plus grands musées : le British Museum, le Tokyo National Museum, le Musée Guimet, entre autres.
Longtemps vu comme un artiste marginal ou "inclassable", Kyōsai est désormais reconnu comme un maître de l’imaginaire satirique japonais, à la croisée du manga, de l’estampe et de la peinture lettrée.
Un cousin français : Grandville
L'œuvre de Kyōsai, peu connue en Europe jusqu’au XXe siècle, partage pourtant des affinités troublantes avec celle d’un caricaturiste français majeur : J.J. Grandville (1803–1847). Célèbre pour ses animaux en habit d'homme, Grandville utilisait l’anthropomorphisme pour critiquer la bourgeoisie, les modes, les institutions.
Comme Kyōsai, il transformait le monde en théâtre grotesque, où chiens, grenouilles et hiboux jouent les ministres ou les savants.
Ces deux artistes, séparés par des milliers de kilomètres, ont utilisé des procédés similaires : détournement du bestiaire, critique sociale voilée, et poésie visuelle teintée de satire.
Ils préfigurent tous deux l’univers du manga comique et du dessin de presse moderne, chacun dans leur tradition.
Voir notre sélection de tirages de Kyōsai
Sur Wallango, nous proposons une sélection exclusive de ses œuvres les plus emblématiques :
– grenouilles guerrières,
– démons rieurs,
– scènes de beuverie spectrale,
– et animaux chamaniques en pleine métamorphose.
📌 Toutes nos reproductions sont imprimées sur papier d’art, en haute définition, avec des marges blanches élégantes respectant les proportions originales.